Pierre-Paul Just, celui qui a inspiré Marcellin
Je vous l’ai dit, j’ai découvert l’existence des tours d’abandon en faisant des recherches généalogiques sur un certain Pierre-Paul Just, déposé à l’Hospice d’Embrun le 13 mars 1832, à deux heures du matin. Joseph Peyrou, l’économe qui le déclare en mairie le lendemain, le décrit comme emmailloté dans un drapeau et une bande de toile, la tête recouverte d’un bonnet d’indienne à fleurs et reposant sur un tablier d’indienne rose. À ce qu’en a dit le médecin-chirurgien de l’Hospice, le gamin est âgé de trois jours, pas moins, et aucun papier ni signe particulier ne permet d’en deviner l’origine. Le maire de l’époque, le capitaine à la retraite Joseph André Guibaud, lui donne le nom de Just, et les prénoms Pierre-Paul accolés. Voilà pour les renseignements dont je dispose à cet instant.
Par la suite, je vais découvrir qu’il a été placé en nourrice le 15 mars à Chateauroux-les-Alpes, au nord d’Embrun, auprès de l’épouse de Marcellin Tholozan — ne cherchez pas plus loin le prénom que je donnerai finalement à l’enfant de mon roman. Après sevrage, il se retrouve chez Jean Bonnadel, un cultivateur à Baratier. Lorsqu’il atteint ses six ans, on lui retire le fameux collier qui enserre son cou et atteste de sa condition d’enfant abandonné, celui qu’on appelle avec un certain mépris la Bulle, et il est déjà berger parce qu’arrivé à un âge où il doit participer à gagner son pain ! Puis il deviendra domestique, apprendra le métier de chapelier avant de quitter les Hautes-Alpes en 1856 pour embarquer à destination de l’Algérie, avec pour seul bagage un mouchoir de coton blanc dans lequel il a enfermé ses outils et quelques pièces de cent sous.
La suite mériterait un roman à elle seule parce que l’homme a fondé une ville à laquelle il n’a jamais voulu donner le nom de Justville, expliquant au gouverneur général de l’Algérie du moment, Mac Mahon, que, « sachant à peine signer », il ne se pensait pas légitime à l’appeler ainsi. Ce sera donc Ménerville, en mémoire de Charles-Louis Pinson de Ménerville (1808-1876), premier président de la Cour d’appel d’Alger. Il en sera, à son corps défendant, maire de 1878 à 1881, mais ce sont surtout ses faits d’armes dont on se souviendra, notamment lors de la révolte de Mokrani, qui voit la Kabylie se soulever et Ménerville être investie par les rebelles. Paul Just (il a, petit à petit, abandonné le Pierre au profit du seul Paul) est conduit sur la place publique où il doit revêtir le burnous, se coiffer de la chéchia et abjurer la religion chrétienne, prononçant une formule coranique en échange de la vie sauve. Le village compte alors environ 200 habitants, pour moitié Européens, pour moitié Musulmans. Paul, réfugié chez l’un de ces derniers, réussit à s’enfuir à cheval. Il se porte au devant de la colonne Fourchault qui traque les insurgés, mais, en cours de route, il croise le cantonnier du Corso, épuisé, qui rentre à pied, à son domicile. Il lui propose de prendre son cheval et poursuit sa route en marchant. Un geste de générosité qui lui sauvera la vie, parce que des rebelles assassineront le pauvre cantonnier quelques kilomètres plus loin, sur la route nationale 5 au kilomètre 44, près de l’Oued Corso. Un temps, on pourra apercevoir sa tombe à l’ombre de quatre cyprès. Mais au moins, Paul Just peut-il prévenir les autorités qui, sans tarder, se portent en nombre au-devant des insurgés et libèrent la population tenue en otage.
La légende du départ de Paul Just a été en partie enjolivée par la suite, quand elle n’a pas été « trahie » puisque, lors de son éloge funèbre, il est dit « avoir sauvé ses administrés de la mort ». « Tous, par ses soins, sont partis en voiture pour Alger, avant l’arrivée des insurgés. Lui quitte la place le dernier avec la Brigade de Gendarmerie ». Une affabulation totale, contredite par tous les témoignages de l’époque qui mentionnent l’épisode de l’abjuration en place publique et de la fuite à cheval, en direction de l’Alma, où il est allé prévenir les autorités et pousser les habitants à fuir avant qu’il ne soit trop tard. C’est là son titre de gloire, et il n’était pas utile de transgresser la vérité, lui qui n’a jamais recherché les honneurs. Décédé le 27 janvier 1906, il aurait d’ailleurs été étonné d’apprendre que l’on ait donné son nom à une rue d’Alger et à l’un des nouveaux quartiers de Ménerville, devenue Thénia depuis l’Indépendance. Marié trois fois, il aura eu douze enfants, dont une Alice, la grand-mère de ma cousine. Vous l’aurez compris, il ne faut pas chercher plus loin l’origine de L’enfant du tour d’abandon. Elle se trouve là, dans ce simple certificat de naissance qui m’aura poussé à situer la dépose de mon nourrisson à Embrun, mais quatre années plus tard, pour des raisons que vous découvrirez au fil des pages. Si la curiosité vous pousse à découvrir les aventures de mon Marcellin, inspiré par ce Pierre-Paul Just dont j’aurais aimé que l’on ait pu reconstituer son histoire pour remonter jusqu’à cette mère qui l’a, pour le coup, manifestement abandonné. Lui. Pas comme mon Marcellin, mais chut, ceci est une autre histoire, car, si cet aïeul a inspiré le point de départ de mon intrigue, celle-ci n’a que peu en commun avec les aventures qu’il a vécues. Il est juste devenu un prétexte, notre bon Just…


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