Alice et les quarante voleuses


Quand j’ai cherché un moyen de financer la vengeance de Madelaine, j’ai imaginé la création d’un gang de soubrettes, trahissant leurs employeurs pour les dépouiller, mais obéissant à un code d’honneur leur interdisant de se voler entre elles et, surtout, de conserver le montant de leur butin. «Vous nous donnez les informations, nos petites mains se chargent du vol, et l’on partage le fruit de nos rapines entre toutes, à parts égales». Et voilà qu’en épluchant la presse londonienne à la recherche de voleuses «célèbres», je découvre l’existence des Forty Elephants (les quarante éléphants) qui défrayent la chronique et mettent «la police de Londres sur les dents», comme l’écrit le journal Le Radical en septembre 1925. Comme mes soubrettes, ces voleuses prenaient pour cible de riches familles chez qui elles se faisaient engager grâce à de fausses lettres de recommandation. Je suis donc parti sur leurs traces.  


Mary Carr, la première grande reine des 40 Elephants

La première fois que l’on parle de ces «criminelles», c’est en 1873. Un entrefilet dans un journal populaire. On y évoque des femmes regroupées au sein d’une association de malfaitrices spécialisées dans le vol à l’étalage depuis des années. On les dit compagnes, voire comparses, du célèbre gang des Forty Thieves (les quarante voleurs) dirigé par les frères McDonald, issu de Southwark, un quartier coupe-gorge du sud de la Tamise qui abrite le célèbre cabaret-bar-auberge, The Elephant and Castle District, où se trouve leur repère. À leur tête, vers 1888, une certaine Mary Carr, épouse d’un chef de gang, Thomas Crane. Une femme élégante, assez jolie, que l’on qualifie de «fine mouche». C’est elle qui imagine transformer les robes, jupes, manchons, manteaux, voire chapeaux et culottes de ses complices en les dotant de poches multiples afin d’y dissimuler leur butin. En groupe, elles se présentent dans les magasins huppés du West End, attirent l’attention sur l’une d’entre elles, tandis que les autres passent de rayon en rayon pour «rapiner». Les services de police, alertés, font état de préjudices de plusieurs milliers de livres, mais également de la difficulté de les prendre en flagrant délit. Quant à fouiller une femme, vous n’y pensez pas! Cela ne se peut…

Pour autant, voler à l’étalage s’avère de plus en plus compliqué. Les grands magasins font appel à des sociétés de gardiennage et Mary Carr, souvent imprudente, se fait arrêter, plusieurs fois, en possession de bijoux ou de vêtements volés qu’elle conservait chez elle, au 118 Stamford Street! C’est sans doute ce qui la décide à édicter le premier des articles de son code d’honneur : «ne rien conserver de ses vols», mais confier son butin à des complices, à peine sortie du magasin. Ce sont eux qui se chargeront d’écouler la marchandise sur le lucratif marché de rue, auprès de receleurs ou de prêteurs sur gages. Plus de traces, pas de preuves directes.



Un code d'honneur

De ses divers passages à Newgate, Mary acquiert également la conviction qu’il faut se serrer les coudes. D’où ce serment sur l’honneur (!) qu’elle impose à ses recrues : «ne jamais se voler entre nous, mais tout au contraire s’entraider». Auquel elle ajoute une variante : «pas de relations autres que professionnelles entre nous». Ce qui sous-entend de ne pas chercher à séduire l’amant d’une complice, au risque d’une dénonciation.

Durant des années, les larcins se multiplient et la justice a bien du mal à y mettre un terme, incapable de fournir la moindre preuve devant le tribunal d’Old Bailey. Jusqu’en 1895. Cette année-là, Mary est impliquée dans l’enlèvement de l’enfant d’un touriste et dans une violente attaque contre une rivale, Nellie Stanley. Cette fois, elle n’échappe pas à trois ans d’emprisonnement, mais son gang lui survit. Officiellement, elle est remplacée par Minnie Duggan, mais tous s’accordent à penser que Mary continuait à diriger le gang depuis Newgate. Lorsqu’elle sort, elle en reprend d’ailleurs officiellement le leadership. Jusqu’en 1905. Arrêtée une nouvelle fois, et en compagnie de Minnie Duggan, elle laisse la place à Helen Sheen.

On pense alors que le gang des Forty Elephants va disparaître. Mais c’est précisément le moment que choisit Alice Elisabeth Black, celle que l’on surnommera Annie Diamond quelques années plus tard, pour surgir de l’ombre. 


Une main de fer dans un gant de crin

Elle n’a que dix-neuf ans quand elle devient la nouvelle «reine des Forty Elephants». Brillante, intelligente, très grande (elle mesure 1,75 m, ce qui est peu banal), elle vise plus haut. C’est elle qui imagine recruter et former des soubrettes, impose de nouvelles règles de vie : se coucher tôt, ne pas boire, s’entraîner sans relâche. Elle, encore, qui améliore les techniques de vol, n’hésite pas à punir sévèrement toutes celles qui osent enfreindre les règles, multiplie les informatrices «spéciales chargées de signaler l’arrivée ou la présence des agents pendant les expéditions de la bande». 

Avec sa garde rapprochée, Maggie Hill, Gertrude Scully et les sœurs Partridge, elle tient le gang d’une main de fer dans un gant de crin. Ne vous étonnez pas si j’ai repris cette formule dans mon roman. Ne soyez pas, non plus, surpris de découvrir, aux côtés de Madelaine, les noms de celles qui ont joué un rôle dans les Forty Elephants, plus de soixante ans après que je les ai imaginées en gang des soubrettes. Je voulais, d’une certaine manière, leur rendre hommage. Dans les années vingt, la presse comparait Alice à la «plus intelligente des voleuses». On a également dit que Maurice Leblanc, le père d’Arsène Lupin, est en admiration devant ses exploits et que les voyous de l’époque la considèrent avec respect, leur accordant même protection lorsque cela s’avère nécessaire. Je dois dire que leurs exploits ne manquent pas, parfois, de panache.



Elles sévissent jusque dans les années 50

En 1925, la police avoue son impuissance. En cinquante années de forfaits, elle n’a réussi qu’à arrêter une poignée de ces criminelles. Dont Maggie Hill Hughes, en 1923, qui s’était enfuie d’une joaillerie avec un plateau couvert de trente-quatre bagues serties de diamants. Dehors, un agent de police l’attendait, qui surveillait les lieux. Un croc-en-jambe et voilà la jeune femme condamnée. C’est à cette même époque qu’Alice interdit à quiconque de quitter le gang. On y entre pour la vie. Mais Marie Britten désobéit. Amoureuse et enceinte, elle s’enfuit pour se marier. Dans la nuit du 20 décembre 1925, la bande investit son appartement et passe à tabac le pauvre époux. C’est le début de la fin pour le gang des soubrettes.

Arrêtée, Alice passe dix-huit mois en prison, remplacée par Lillian Rose Kendall qui n’a pas son envergure. Elle pratique le vol à la voiture-bélier, dévalisant notamment Cartier, dans Bond Street. Autres temps, autres mœurs. Les règles s’assouplissent, les arrestations se multiplient. Quand Alice sort de prison, elle reste au sein du gang, mais uniquement comme formatrice. En parallèle, elle tient une maison close et, malgré de nouveaux déboires avec la justice, c’est dans son lit qu’elle meurt en 1952, à l’âge de 55 ans. Elle souffrait, on le sait maintenant, d’une sclérose en plaques. Sur sa tombe, elle a fait graver avec humour «Gone shopping» (partie faire des courses). 

Son gang ou le fantôme de ce qu’il en restait a totalement disparu avant la fin des années 50, la dernière reine des Forty Elephants en ayant été Shirley Pitts.


À lire également

Alice Diamond and the Forty Elephants: Britain’s first female crime Syndicate, Brian McDonald, Milo Books, 2015.

40 éléphants, bande dessinée en trois volumes de Kid Toussaint et Virginie Augustin, éd. Grand Angle, 2017.

The true story behind the Forty Elephants, the all-female gang in A thousand blows, article de Kimberley Bond dans le magazine Harper’s Bazaar qui présente la série Disney+ lancée sur la plateforme de streaming en février 2025.

Meet the Forty Elephants, the all-girl gang from London, in Utterly Interesting.


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