François Benjamin Courvoisier, le “lordicide”

 

François Benjamin Courvoisier

Dans le deuxième tome des aventures de Madelaine, j’évoque brièvement un personnage, François Benjamin Courvoisier, dont la pendaison, le 6 juillet 1840, a attiré une foule considérable, autour de 40000 personnes, presque autant que pour ma pauvre Mary Claypole. Parmi ces spectateurs, un certain Charles Dickens qui, et c’est le moins que l’on puisse dire, n’apprécie guère ce moment, au point de militer ensuite contre ces exécutions satisfaisant les plus bas instincts de la populace londonienne. Mais qui est donc ce Courvoisier?

L’homme est né en Suisse, en août 1816 (la date exacte est toujours inconnue à ce jour), dans le petit village de Mont-la-Ville. Un minuscule bout de terre agricole du canton de Vaud, situé dans le district de Morges, au pied du Jura. On dit de l’endroit qu’il offre une vue imprenable sur la plaine, le lac Léman et la Savoie. Pour le jeune Benjamin, c’est le trou du cul du monde. Quatre cents habitants recroquevillés sur leurs traditions, culs-terreux voûtés sur leurs sillons, sans autre perspective d’avenir que le petit cimetière qui jouxte le temple décrépi qui tombe à moitié en ruines et domine le village. Il est en si mauvais état que, l’hiver, les cultes doivent être célébrés dans une salle communale que l’on appelle pompeusement « chapelle ». L’école ne vaut guère mieux, et il n’y brille pas, ne s’y réfugiant qu’à l’approche des frimas pour profiter du poêle qui ronfle au milieu de la pièce.


François Benjamin Courvoisier

En 1936, Courvoisier débarque à Londres

Il n’est donc guère étonnant de le voir fuir ce lieu pour filer en Angleterre en 1836, où vit l’un de ses oncles, majordome chez un baronnet, sir George Beaumont. C’est grâce à celui-ci qu’il obtient un emploi de valet de pied chez Lady Julia Lockwood avant de travailler, à partir de mars 1837, chez un député conservateur de Douvres, John Minet Fector. Jusque-là, son comportement est irréprochable. Au point qu’il est recommandé par ses précédents employeurs à Lord William Russell, 73 ans, qui, assuré qu’il est « de la plus haute moralité», l’engage le 31 mars 1840, toujours comme valet de pied. 

Voici donc notre petit Suisse installé au 14 Norfolk Street, Park-lane, dans le quartier de Mayfair, une petite maison étroite, deux pièces par étage, cuisine et garde-manger à l’entresol, deux salons au rez-de-chaussée, un salon et une bibliothèque au premier, puis, au-dessus, la chambre et le dressing de lord Russell, et à l’étage supérieur les chambres des domestiques, Mary Haell, la cuisinière, Sarah Manser, la femme de chambre, et donc notre Courvoisier.

Au petit matin du mercredi 6 mai 1840, comme chaque jour, Sarah est la première levée. En descendant, elle découvre que la demeure est en grand désordre. Craignant un cambriolage, elle court réveiller Benjamin qui, à sa grande surprise, est déjà tout habillé. Tous deux se rendent dans la chambre de Lord Russell et le valet ouvre tranquillement les volets, comme si de rien n’était. Là, Sarah s’aperçoit que son maître a été assassiné. À ses dires, Courvoisier se trouve alors mal, et perd connaissance dans ses bras, non sans avoir crié que l’on avait égorgé le défunt, allongé sur le dos. Son malaise dure le temps d’un souffle, puisqu’on dira plus tard qu’il est ensuite sorti de la chambre pour écrire un mot afin de prévenir le fils de la victime. Ce que Sarah trouve étrange, son premier réflexe étant plutôt de faire prévenir le docteur Elsgood, demeurant dans le voisinage.

Prévenue, la police remarque des traces d’effraction, laissant à penser à une intrusion. Courvoisier les conduit dans les salons pour leur faire constater des tiroirs forcés et la disparition de bijoux (et notamment les cinq bagues que le Lord déposait chaque soir sur sa table de nuit). Par contre, à l’étage inférieur, on découvre des paquets contenant du linge, des effets divers et une lorgnette de spectacle. «Et l’argenterie?», interroge un constable. «Elle était dans ma chambre! se rengorge Benjamin. Les scélérats n’y sont pas entrés, sans quoi je les aurais mis en fuite». Le 10 mai, le coroner réunit un jury à l’hôtel des Armes de la cité de Norwich, tout près du domicile du défunt, et les quatorze jurés, après audition des témoins, rendent un verdict «portant que Lord William Russell a été assassiné par quelque individu inconnu».


François Benjamin Courvoisier

Un cambriolage ayant mal tourné ? Vraiment ?

L’inspecteur de police John Tednam poursuit ses investigations, mais sans grand succès. Pour autant, il a acquis une étrange conviction : il trouve le comportement de Courvoisier suspect, ses déclarations bien trop précises et son affectation surjouée. D’autant que Sarah Manser lui affirme que Courvoisier regardait «d’un œil d’envie et de convoitise les objets de prix appartenant à Lord William et, un jour, il m’a même dit que s’il avait de l’argent, il ne resterait pas longtemps en Angleterre». Si bien que Tedman finit par l’arrêter, et malgré les protestations d’innocence du jeune homme, voilà notre Courvoisier emprisonné à Newgate puis déféré devant la cour de l’Old Bailey. Accusé du meurtre de son maître.

Pour autant, il ne se démonte pas, et continue de clamer qu’il n’est pour rien dans cet odieux assassinat, que c’est parce qu’il est étranger qu’on l’accuse ainsi, qu’il n’a rien à cacher, qu’il est aussi une victime, puisqu’il assure qu’il aura bien du mal à retrouver un emploi après une telle affaire! 

Au deuxième jour des auditions, le 19 juin, se produit alors un coup de théâtre. La maîtresse de l’hôtel de Dieppe, Leicester-Square, Mme Charlotte Peolaine, se souvient que, quelques jours avant le meurtre, Courvoisier (qui se faisait appeler Jean et avait travaillé comme serveur en 1836 quatre à cinq semaines dans l’établissement) lui avait confié un paquet recouvert de papier brun qu’il devait reprendre dans la soirée du mardi suivant. Surprise de ne pas le voir tenir sa promesse et reconnaissant en lui l’homme que le Tout-Londres désigne comme étant l’assassin probable de Lord Russell (à vrai dire, c’est la lecture d’un journal français qui lui met la puce à l’oreille), elle se rend chez M. Cumming, le solicitor de la Cité, lequel ouvre le paquet et y découvre de l’argenterie volée au 14 Norfolk Street.


François Benjamin Courvoisier


Un meurtre pour ne pas être dénoncé !

Dès lors, l’affaire prend une autre tournure et Courvoisier finit par avouer, dans une longue déclaration envoyée au ministère de l’Intérieur. «Mon maître m’avait durement traité, me sonnant plusieurs fois pour me faire des reproches, me recommander d’être plus attentif dans mon service». Puis, minuit passé, alors qu’il se pensait seul et fouillait les tiroirs de la salle à manger, Courvoisier raconte qu’il s’est fait surprendre par Lord William, descendu en pantoufle pour satisfaire un petit creux. «Une pensée, à ce moment, s’empara de moi. Je suis perdu, me dis-je à moi-même, je n’ai plus qu’une chose à faire pour couvrir mes fautes : c’est de le tuer. C’est la première pensée d’assassinat qui me voit venue dans l’esprit. Je rentrai dans la salle à manger et je pris un couteau. J’entrouvris la porte de la chambre à coucher. Lord William était profondément endormi, il ronflait. Il y avait une veilleuse dans la chambre. Je m’approchai du lit et je le tuai. Il fit un léger mouvement avec le bras; il ne proféra pas une parole […]. Après le meurtre, je me suis déshabillé et je me suis couché. J’ai fait des marques sur la porte en dehors et non au-dedans, pour faire croire que des voleurs s’étaient introduits dans la chambre. Je m’emparai des bijoux […]. Il était deux heures lorsque je me couchai».

Dès lors, le verdict ne fait plus l’ombre d’un doute. Et, pourtant, Courvoisier aurait pu échapper à ce tragique destin si Lord Tindal, le lord chief-justice avait maintenu la date initiale du procès qui devait se tenir deux jours plus tôt. Nul doute que Courvoisier aurait alors été acquitté, car Mme Peolaine n’avait pas encore fait le rapprochement entre le paquet qu’elle détenait et Courvoisier. Et peut-être même ne l’aurait-elle jamais fait!

Voilà la tragique histoire de François Benjamin Courvoisier que j’ai expédié en une phrase dans le deuxième tome des aventures de Madelaine, La louve et la lionne. Peut-être un sujet de futur roman, les coupures de presse relatant les errements de l’enquête étant légion et les minutes du procès consultables en ligne…


A lire également

Les minutes du procès de François Benjamin Courvoisier 

François Benjamin Courvoisier, in The Ex-Classics Web Site 


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