De la consanguinité au sobriquet

Lorsque mon petit Marcellin doit quitter les Martinaud, il se retrouve aux Morets, un petit village perdu dans la montagne des Hautes-Alpes. Là, n’y vivent que quelques familles, dont celle de Jean Le Césure. J’y évoque brièvement la consanguinité et les mariages entre cousins qui ont fini par pervertir leur sang. J’y parle de ces surnoms ou sobriquets que tous ont dû prendre afin de se reconnaître, la majorité portant le même nom de… famille! Ce n’est pas qu’un effet de style du romancier, mais le reflet d’une réalité.

À Brison-Saint-Innocent, en 1868, sur 1030 individus recensés, on dénombre 98 Curtelin, 96 Bollard, 58 Michaud, 53 Mantel, etc. Et autant de sobriquets pour les différencier : Le Rouge, L’Avocat, La Coqua, Pipil, Grand Crucifix, Borgne,… Cette manière de faire n’est évidemment pas réservée à ces populations repliées sur elles-mêmes. J’ai ainsi plusieurs aïeux portant le même nom et le même prénom (Jean Dupuy) qui se sont fait appeler Catarinau, Chiquet, Nérinaud… Mais avec une différence majeure : dans ma Dordogne natale, bien plus peuplée que les Hautes-Alpes, on évitait de se marier entre jeunes du même village, les parents profitant des marchés locaux pour rechercher qui une bru, qui un gendre pour participer aux travaux de la ferme, dans un rayon qui dépassait rarement les 30 kilomètres. C’était suffisant pour renouveler l’ADN de la communauté, mais pas assez pour éviter la multiplication d’un même patronyme, le nom Dupuy, par exemple, désignant le flanc d’un coteau dans cette région. Or, du côté de Jumilhac et de Saint-Paul-la-Roche, il n’y a que ça! Tout comme l’on ne faisait pas preuve de beaucoup d’imagination en matière de prénom, la quasi-totalité de mes ancêtres ayant été baptisés Jean!


Les crétins des Alpes

Dans la Savoie, les Pyrénées, les Hautes et Basses Alpes et dans certains cantons suisses (essentiellement le Valais), c’est l’isolement qui, génération après génération, crée des hommes et des femmes de petite taille (insuffisance thyroïdienne), affligés de goitres (manque d’iode), de handicaps physiques et mentaux ou dont la croissance est empêchée dès le plus jeune âge. Au point d’exciter l’imagination des romanciers, des intellectuels ou des voyageurs qui partent à la recherche de cette «couleur locale», de ces «bons sauvages […] ni violents ni méchants» que l’on finit par affubler du nom de «crétins des Alpes» (Hergé en fera une des insultes préférées du capitaine Haddock!). On va jusqu’à lui donner une définition : «le crétin est de petite taille et son infantilisme se poursuit longtemps. Le front est bas, le faciès souvent ridé, la mimique inexpressive. Quant à l’état mental, il va de l’idiotie jusqu’à l’arriération simple, suivant les cas».

On estime alors à 20000 le nombre de «crétins» et à 100000 celui des goitreux. Les scientifiques s’emparent du phénomène et mettent rapidement en évidence l’insuffisance d’iode. «En altitude et loin des mers, cet élément chimique est rare. Le vent n’en charrie pas et on ne mange pas de poisson». Ça a le mérite d’apporter une solution (à la multiplication des goitres et au retard de croissance), sans pour autant répondre de l’état mental ou des malformations congénitales. Il faudra attendre près d’un demi-siècle pour que l’on s’interroge sur les conséquences de la consanguinité dans ces vallées fermées. Et encore cinquante années pour que la génétique ne lève enfin le voile sur ceux que les voyageurs et romanciers dépeignaient comme autant de débiles et de crétins. 



Le petit truc en plus de Mélo

S’ils avaient croisé Mélo et La Meule, les amis de Quoiquoi, ces scientifiques ou voyageurs les auraient sans doute traités de «débiles» à être différents, peut-être d’idiots du village, et ils auraient suggéré de les interner, puisque c’était la seule solution qu’on leur proposait. Mais pas moi. Pas vous. Mélo possède juste ce petit truc en plus que décrit si bien Artus dans son film, un chromosome. Quant à La Meule, elle souffre d’un de ces becs de lièvre qui déforment le visage et contrarient la diction. Un bec de lièvre dont on pense aujourd’hui qu’il serait lié à une mutation du chromosome TBX22 ou du gène PVRL1. Rien à voir avec la bêtise ou l’arriération mentale.

Aujourd’hui, le débat sur la consanguinité que l’on pensait clos ressurgit, porté cette fois par les complotistes qui nient ses effets et accusent la communauté scientifique de mensonges. Laquelle se voit contrainte de mener, encore et toujours, des études pour rappeler la pertinence de ses conclusions. Témoin celle menée en Algérie par un organisme, la FOREM, qui a mis en évidence de nombreuses anomalies congénitales dans la commune de Bir El Ater, celle-ci présentant le taux de consanguinité le plus élevé du pays. On y relève deux à trois fois plus de malformations, de becs de lièvre, de maladies de Duchenne, de cardiopathies, de trisomie 21, de mucoviscidoses et d’arriération mentale que dans le reste de l’Algérie. Aux Morets, je ne doute pas que nous aurions obtenu des résultats similaires, les mariages entre cousins, souvent germains ou issus de germains étant légion comme on le remarque dans les archives d’état-civil (si le nom du hameau est fictif, son existence est réelle, j’en ai juste modifié le nom et la localisation, même si je vous offre une vue de la rivière qui le borde avec l’image qui ouvre cet article), mais j’aime à penser que mes Mélo et La Meule n’en sont que plus attachants. En tout cas, ils protègent mon petit Marcellin, et de cela, je leur en serai éternellement reconnaissant…


À lire également

– Quelques aspects de l’histoire génétique de quatre villages pyrénéens depuis 1740, article de Jacqueline Bourgoin-Vu Tien Khang, paru dans la revue Population en 1978.

– Histoire des crétins des Alpes, Antoine de Baecque, ed. Vuibert, 2018.

– Consanguinité et risques génétiques, article de Karine Aït Younes dans le magazine Salama, juillet 2020.


Commentaires

Les articles les plus populaires

Newgate, la Bastille anglaise

Alice et les quarante voleuses

Aux origines de Madelaine

Le tour d’abandon, un blanc-seing pour la mort

1er septembre : sortie de La louve et la lionne