Le loup enragé des Morets
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| Pieter Brueghel le jeune, The Good Shepherd, 1616, fragment. |
Un enragé bat la campagne, égorgeant, éventrant, saignant hommes et animaux sans distinction. On parle d’une bête de six pieds de long, ce qui est peut-être exagéré, mais dit tout du monstre qui, profitant de l’obscurité, a parcouru quarante kilomètres pour s’en revenir vers les Morets. Un loup au souffle puissant, aux crocs acérés, à l’insatiable pépie qu’il ne peut satisfaire, l’eau lui faisant horreur, lui qui ne parvient plus à déglutir et ne trouve même plus dans sa violence l’apaisement qu’il y cherche. Il déchiquette, il mord, il déchire, il décharne, sans plus de prudence, se rapprochant des hommes et de leurs habitations, entrant dans les granges pour égorger les moutons, étriper les vaches, éventrer les chiens, saigner les cochons. Il tue pour tuer, pas pour manger. « Condamné à une rage procursive », au contraire de l’anthropophage qu’il était avant d’être infecté.
Si l’inconscient collectif réagit avec autant d’effroi au tocsin qui annonce l’arrivée d’un loup enragé, c’est parce que l’on colporte des histoires terrifiantes. De 1578 à 1887, 327 agressions ont été documentées en France. Onze étaient causées par des chiens, quarante-trois par des loups chasseurs, dont sept de grande taille et deux cent soixante-quatorze par des loups atteints de rage. Ces derniers sont aisés à repérer, car ils ne chassent pas pour se nourrir, mais pour mordre, mordre et mordre, jusqu’à l’épuisement qui les saisit en moins de trois jours ou jusqu’à ce qu’ils soient abattus.
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| Mémorial de Mosnay (Wikimedia Commons) |
Le loup enragé, un serial killer
Les blessures qu’ils infligent sont terribles, car ils s’attaquent surtout à « la tête, au visage, au cou, aux parties découvertes, ils s’acharnent avec frénésie, ils font des morsures nombreuses, profondes et étendues, […] ils dilacèrent les tissus, atteignent et brisent parfois les os […] imprégnant de leur bave virulente » les lésions qu’ils font .
En juin 1590, la louve du Territoire de Belfort ravage ainsi neuf communes, faisant douze victimes. En 1692, au sud de la forêt d’Orléans, une autre bête parcourt environ 25 km en une seule journée, blessant ou tuant vingt et une personnes. En juillet 1773, traqué par les hommes du curé de Chapaize, dans la Saône-et-Loire, un loup âgé de quatre ans et mesurant cinq pieds sept pouces (1,81 m !) est abattu alors qu’il vient de mordre dix personnes et soixante bœufs, chevaux et cochons. Deux ans plus tard, autour de Cluny, on dénombre trente victimes parmi les paysans, dont douze n’en réchapperont pas. Dans le village de Mosnay, un mémorial installé en juillet 2011 rappelle qu’au cours de l’été 1778, un immense loup a semé la terreur, attaquant et mordant sept personnes (dont trois décéderont de la rage) et une cinquante d’animaux, avant d’être abattu à coups de fourches par Louis-Eugène Foulatière. Entre le 24 et 25 mai 1784, dans la paroisse de Cornil, dans le bas Limousin, ce sont dix-huit personnes qui sont mordues, la plupart mourant dans les semaines qui suivent et dans d’atroces souffrances.
De remède, il n’y a point (il faudra attendre Pasteur et son vaccin, testé avec succès sur le jeune Joseph Meister en 1885). Alors, on soigne en prescrivant de « l’eau de fiente de personne — de l’urine (NDA) —, de la racine d’angélique bue avec du nitre, des emplâtres de Potamogeton, des breuvages d’armoise, d’ail, de petite centaurée, de germandrée, d’écorces de figuier… », ou de la racine de fenouil broyée avec du miel. Sans grand succès, les rémissions étant, le plus souvent, jugées comme étant le fruit d’un miracle, en aucun cas du traitement.
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| Loup dévorant un cheval, huile de Frans Snyders (entre 1600 et 1655), fragment. |
Le pronostic vital engagé dans 60 % des cas
La durée d’incubation est variable, pouvant même aller jusqu’à la déclaration de la maladie quatre-vingt-dix jours après les morsures, comme le rappelle le Congrès de l’association pour l’avancement des sciences de Nancy en août 1886. Mais le pronostic est sans appel : plus de 60 % des personnes infectées meurent. C’est deux fois plus qu’après une morsure faite par un autre animal enragé (chien, renard, lapin…). À cela, une raison mise en avant, dès les premières études menées par Pasteur : les blessures causées par un loup sont faites généralement au visage et elles sont bien plus profondes, le virus étant alors au contact « plus rapproché des centres nerveux encéphaliques », le nombre important des morsures multipliant, par ailleurs, les « surfaces d’inoculation ».
Comme chez le loup, dès lors que la maladie se déclare, l’espérance de survie n’est que de trois jours ! Elle se manifeste d’abord par une forte neurasthénie inexplicable, un besoin d’isolement. Vient ensuite de la fièvre associée à des montées d’angoisse et des hallucinations. Très vite, l’infecté devient hypersensible à la lumière et au bruit, ce qui provoque en lui des tremblements et des contractures qu’il ne peut maîtriser. Puis, « comme la victime sue abondamment, elle a nécessairement soif et se rue sur l’eau pour étancher ce besoin. Mais, à l’occasion de la déglutition d’une gorgée de liquide, des spasmes horriblement douloureux, localisés aux muscles du larynx et du pharynx, la secouent », lui laissant une telle sensation de terreur qu’elle n’ose plus boire, alors même qu’elle a une soif inextinguible. Très vite, l’hydrophobie la pousse à fuir l’eau dont la seule vue provoque une panique paralysante. Le malade alterne alors entre phases de lucidité et d’accès de rage furieuse, il salive abondamment parce qu’il ne peut plus avaler, et il multiplie les convulsions avant de sombrer dans le coma et de mourir, ses muscles respiratoires cessant de fonctionner. Certains parlent de possession diabolique dans les derniers instants de vie de ces pauvres malheureux qu’il faut parfois attacher pour ne pas risquer de se faire mordre.
Voilà donc le type d’enragé qui se présente aux Morets. « Tremblez, braves gens, la mort frappe à votre porte, et elle est terrifiante ! » Et mon petit Marcellin qui part, seul, dans le bois des Taillas, sans se douter un instant que la bête y est déjà…
À lire également
— Les loups enragés dans les Alpes-Maritimes, article du commandant Gaziot, in Annales de la société Linéenne de Lyon, 1919.
— La bête de Sarlat, l’histoire d’un loup enragé au XVIIIe siècle, article de J. F. Tronel, dans Histoire du Périgord, 2017.
— Note sur la rage du loup, article du docteur du Mesnil, in Recueil de médecine vétérinaire, 1886.



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